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Pour l’agriculture citoyenne, l’écologie n’est pas qu’une question environnementale

Une agriculture… bio, durable, paysanne ? Parfois réduits à l’agriculture biologique, les modèles agricoles dans lesquels s’inscrit le Pôle InPact (Initiatives pour une agriculture citoyenne et territoriale) sont plus divers que ce seul label et dessinent une vision complexe de l’écologie.

Chaque structure de notre réseau, créé il y a maintenant vingt ans et réunissant dix organisations de tailles et de statuts divers, a un angle particulier pour envisager la question de l’écologie en agriculture, aussi divers que les qualificatifs qu’elles utilisent. Les unes se reconnaissent dans l’agriculture durable, les autres dans l’agriculture paysanne ou l’agroécologie, pendant que beaucoup de leurs membres sont labellisé·es en agriculture biologique. Et au sein de la même organisation, les points de vue varient également.

Au MRJC (Mouvement rural de jeunesse chrétienne), héritier de la Jeunesse agricole chrétienne qui accompagna la modernisation de l’agriculture dans les années 1950 et 1960, les militant·es de la commission agriculture et ruralité ont des avis au fond pas si divergents. Étienne Martin est animateur à la Confédération paysanne : « J’aime bien le mot paysan. Il y a l’idée de pays, d’être acteur de son territoire, qu’on apprécie au MRJC. » Maylis Coutant, qui reprend la ferme laitière bio de ses parents, se dit paysanne mais « aime bien l’agriculture biologique car ce mot reflète le combat de paysan·nes pour faire reconnaître un système qui marche, qui rend plus autonome, pour une rémunération correcte et des conditions de travail qui leur conviennent ». Adrien Potier, prof d’agronomie et futur agriculteur, avoue préférer le terme d’agroécologie malgré son imprécision, pour l’innovation qu’il suppose : « On connaît des choses qu’on ignorait il y a encore quelques années, sur le travail du sol ou la gestion du pâturage ; ça demande d’inventer et c’est passionnant. »

Une diversité d’enjeux écologiques

Autant que le vocabulaire pour décrire les pratiques et les valeurs qui les sous-tendent, les enjeux écologiques sont divers en agriculture : protéger la qualité de l’eau, de l’air, la vie des sols et la diversité biologique sauvage ou cultivée, la santé humaine (celle des riverain·es comme celle des travailleuses et travailleurs du secteur), respecter l’intégrité des animaux d’élevage, produire à faible coût énergétique, limiter les émissions de gaz à effet de serre. Jean-Marie Lusson accompagne au changement depuis les années 1990 au Réseau Civam. La défense d’une agriculture durable est l’un des principaux champs d’action de ce réseau de groupes d’agricultrices et d’agriculteurs, qui a fêté en 2022 ses 60 ans. Jean-Marie note que les préoccupations écologiques varient dans le temps et dans l’espace : « Les Civam du Sud travaillent sur le maintien de la fertilité des sols. D’autres groupes s’intéressent à l’autonomie alimentaire des troupeaux pâturants face au changement climatique. Dans l’Ouest on a fait nos preuves sur la qualité des eaux, avec des démarches de bassin versant dans les années 1990 et 2000. Les émissions de gaz à effet de serre, nous y avons aussi beaucoup travaillé dans ces années-là, avec des systèmes à bas niveau d’intrant et les systèmes bas carbone. »

Aujourd’hui la question animale intéresse beaucoup le public, les philosophes et surtout les éleveurs. Goulven Le Bahers, longtemps animateur au Réseau Civam, témoigne de la variété des approches : « Les Civam de l’Ouest prônent des systèmes herbagers super performants d’un point de vue environnemental grâce à des prairies de longue durée qui sont semées et inscrites dans un système de culture. Et de l’autre des groupes comme le Civam Empreinte dans l’Hérault se demandent comment faire pâturer des espaces semi-naturels en s’assurant que le troupeau et le milieu s’adaptent mutuellement. Ils commencent à réfléchir à des approches (un peu dans l’air du temps) de remise en cause de la notion de nature et de redéfinition des liens inter-espèces. » Les approches sont diverses, comme l’est l’écologie, où se croisent des préoccupations variées, dans divers champs : agronomie, éthique, politique, etc.

Freddy Le Saux prend la question d’un point de vue énergétique. Cet administrateur du Pôle InPact, basé en Limousin, est aussi ancien président de Terre de liens, un réseau associatif qui mobilise le public autour des questions foncières et accompagne les paysan·nes pour leur accès à la terre. « Il n’y a qu’une énergie qui arrive tous les jours sur Terre et qui se renouvelle, c’est le soleil. Il fait pousser de l’herbe et on la digère mal. Élever des animaux qui valorisent ce qu’on ne peut pas manger, c’est une valorisation énergétique. On peut faire la moitié de la viande actuelle sans rien prendre sur l’alimentation humaine. Être végan, ou au contraire transformer en viande de la nourriture consommable par les humains avec un rendement lamentable comme on fait dans les productions industrielles, c’est du gaspillage. C’est un problème énergétique : c’est l’énergie qui décide de la vie. »

Énergie et climat, des questions devenues centrales en agriculture

Les questions énergétique et climatique sont aujourd’hui sur le devant de la scène. L’agriculture est le deuxième poste des émissions françaises de gaz à effet de serre, soit 19 % du total, réparties à égale mesure entre le méthane dû aux activités d’élevage (fermentation entérique et gestion des déjections) et le protoxyde d’azote émis par les cultures (fertilisation minérale et organique), et dans une moindre mesure le CO2 lié à la consommation d’énergie des engins agricoles (1). Freddy Le Saux élargit le tableau : « Un camion sur trois roule avec de la nourriture. Avec les emballages et les frigos, on arrive à 40 % des émissions dues à l’alimentation. » En amont des émissions, Freddy note la forte dépendance au pétrole de notre type d’agriculture : « Les fermes ont perdu leur autonomie énergétique en un siècle à peine. Avant la révolution verte, le monde pouvait s’effondrer, elles étaient encore capables de fonctionner sans problème. Aujourd’hui ce n’est plus le cas, elles sont dépendantes d’un flux d’énergie externe et d’un lourd tissu industriel. Comment on va revenir à l’autonomie des fermes ? »

Et le changement climatique est déjà là, qui impacte les récoltes. Il y a vingt ans, les aléas climatiques arrivaient une à deux fois par décennie. C’est désormais une à deux fois par an. Agathe Macke est administratrice du Pôle InPact pour l’InterAfocg, tête de réseau des Associations de formation collective à la gestion. Cette éleveuse de brebis viande en Haute-Garonne est déjà fortement impactée par le changement climatique. « On est dans des zones d’élevage, où on ne peut pas faire de céréales, et qui se désertifient faute de paysans. Je vais planter des arbres sur mes prairies qui, bien qu’on soit en bio et qu’on ne travaille pas le sol, se dégradent à cause des sécheresses et des pluies trop fortes. On choisira des arbres qui ont des racines plutôt horizontales pour réintroduire de l’humidité, nourrir le sol et par conséquent nourrir les bêtes avec une meilleure pousse de l’herbe, apporter de l’ombre aux bêtes et aux prairies. Et on mettra des haies pour protéger du vent, capter le carbone et utiliser la matière organique issue de la taille pour nourrir les arbres plantés. » Ces stratégies écologiques d’adaptation sont étudiées et diffusées depuis des années par le réseau InPact.

Clotilde Bato est déléguée générale de SOL, Alternatives agroécologiques et solidaires, organisation de solidarité internationale qui opère également en France et a pour objectif la satisfaction des besoins essentiels des paysan·nes et la revalorisation de leur rôle dans la société : « Il est important de souligner que les paysan·nes sont les premières victimes des changements climatiques, notamment dans les pays du Sud. En Inde, par exemple ce sont 600 millions de personnes dépendant de l’agriculture qui sont affectées par les changements climatiques, de plus en plus fréquents, qui se traduisent par d’importantes sécheresses ou de fortes précipitations détruisant les cultures. C’est pourquoi nous formons les paysan·nes à identifier des semences résilientes aux changements climatiques afin d’assurer leur souveraineté alimentaire sur le long terme. »

Quand les discours dominants misent sur plus de génétique, de robotique et de numérique pour répondre aux enjeux écologiques comme le changement climatique, InPact défend plus que jamais l’agriculture paysanne. Emmanuel Aze, arboriculteur dans le Lot-et-Garonne, est sociétaire de l’Atelier paysan, une coopérative d’autoconstruction de matériel agricole qui mène depuis plusieurs années une réflexion sur la souveraineté technologique en agriculture. « Plus la concentration capitalistique sur les fermes est importante – notamment via les agroéquipements, la robotique, tout ça qui coûte extrêmement cher – plus il est difficile de changer de production, d’être dans une logique d’adaptation. Cette agriculture, fondée sur le capital et non sur le travail, souffrira d’une inertie encore plus importante que ce qu’elle connaît aujourd’hui. Du point de vue de son adaptabilité aux conditions climatiques changeantes, c’est une catastrophe en perspective. C’est tout simplement la sécurité alimentaire qui est en jeu, y compris en Europe occidentale. » Il poursuit, à propos de l’autonomie des agriculteurs et agricultrices dans un tel système : « Le solutionnisme technologique empêche d’une part de questionner les innovations technologiques qui se succèdent en prétendant réparer les dégâts de la précédente et d’autre part se substitue aux choix des paysans, sous prétexte que le progrès est linéaire et qu’on ne saurait avoir notre mot à dire. »

Pratiques pour une agriculture autonome

La question écologique est souvent comprise par les différents membres du Pôle InPact comme une affaire d’autonomie. Jean-Marie Lusson résume l’approche de l’agriculture durable : « On va essayer dans tous les contextes écologiques, tous les écosystèmes, de parvenir le plus possible à une agriculture qui est l’expression des ressources présentes sur le petit territoire de la ferme. Cette agriculture emploie de moins en moins d’intrants venant de l’extérieur. » Denis Lépicier, agronome et économiste, co-président du Réseau Civam, poursuit : « Gérer des systèmes agroécologiques, c’est plus complexe qu’une production spécialisée avec de la chimie. Pour aller vers ces systèmes, il faudra réintroduire de la diversité de productions, céréales avec élevage et maraîchage. Cette dé-spécialisation est en cours, on a réintroduit du maraîchage dans des endroits où il avait disparu, comme en Bourgogne où les céréales s’étaient imposées comme plus rémunératrices. »

Une agriculture sobre et plus autonome, c’est celle que décrit Romuald Botte, maraîcher en Amap près de Lille et sociétaire de l’Atelier paysan. Elle est fondée sur la complémentarité des activités : « J’essaie de faire que la ferme me plaise, de ne pas avoir de mono-activité mais une multitude d’ateliers qui se complètent. Dans l’idéal, si un atelier génère un déchet, celui-ci doit devenir une matière première pour un autre atelier. » Romuald a ainsi commencé à élever des poules pour ne plus dépendre des engrais organiques acceptés en bio : « J’ai découvert il y a quelques années qu’il y a dedans du sang, des plumes de l’élevage intensif. Ce ne sont pas des résidus d’abattoir bio. Plus tu cultives des grandes surfaces en bio de façon non équilibrée, plus tu as besoin des élevages intensifs pour avoir ta matière organique. C’est une absurdité complète. Mon idée, c’est de multiplier les activités pour être le plus autonome possible, de faire entrer le moins de choses possible sur la ferme. »

Étienne Choisy, aujourd’hui agriculteur dans les Deux-Sèvres, était au moment de cette enquête animateur à la Fadear (2), en charge du développement de l’agriculture paysanne dans cette association proche de la Confédération paysanne qui s’occupe de formation, d’accompagnement à l’installation-transmission et de transition vers l’agriculture paysanne. La Fadear a développé un outil d’accompagnement, le diagnostic agriculture paysanne, dans lequel l’autonomie est une notion forte. « C’est un des six thèmes du diagnostic, explique Étienne : l’autonomie décisionnelle, économique et financière, et technique (autonomie fourragère, en semences, résistance aux aléas et au changement climatique). » Celle-ci se traduit en une variété de pratiques, par exemple : « Diversifier les productions pour résister aux aléas, monter de nouvelles filières relocalisées, ce sont des questions transversales qui confrontent questions de production pures et dures et inscription dans l’environnement. C’est rare, que les questions ne soient traitées que par l’angle économique ou écologique, l’approche est toujours très globale. »

Pour Solidarité Paysans, le point de départ est plutôt économique. Ce mouvement de lutte contre l’exclusion en milieu rural défend, accompagne et soutient les agriculteurs et agricultrices en difficulté. Jean-Marie Lebrun, décédé en 2022, était lors de notre entretien président d’Arcade, l’association membre de Solidarité Paysans qui opère dans le Nord-Pas de Calais, et s’était particulièrement engagé sur les questions d’agroécologie au sein du réseau. « La majorité des appels qu’on a, c’est des gens qui sont dans le système conventionnel classique, assez investisseur, parfois trop. On ne peut pas non plus arriver en leur disant : "On va faire de l’écologie, ça va aller mieux, et si vous le faites pas ça ira pas." Il faut essayer de réfléchir ensemble et accompagner les agriculteurs et agricultrices pour qu’ils et elles trouvent par eux-mêmes le chemin pour redémarrer. Le modèle dominant est bloquant, donc on regarde ce qu’on peut faire à moindre coût. Des fois c’est de remettre des légumineuses plutôt que des engrais azotés, ou moins de maïs et plus d’herbe. Ça démarre sur des choses très concrètes parce que les gens se rendent comptent que ça ne va plus, qu’il y a trop de dépenses d’intrants ou de matériel. On accompagne par exemple des gens qui ont un robot de traite mais pas de quoi le réparer. Dans ce chantier, on n’est pas parti de l’écologie mais des situations des personnes qu’on accompagne. Dès qu’il y a le mot écologie, il y a des freins dans les têtes, c’est de la paperasse, c’est les Verts. Mais dans l’accompagnement, on fait de l’écologie sans le savoir. »

Solidarité Paysans a compilé son expérience sur la question dans un épais dossier paru fin 2020, « Agroécologie : accompagner des changements de pratiques agricoles. Ou comment des pratiques plus autonomes et économes peuvent favoriser le redressement de son exploitation ». L’association y décrit des parcours d’agriculteurs et d’agricultrices accompagné·es, parcours dans lesquels la transition vers des pratiques agroécologiques a été déterminante. « On pensait faire des fiches très techniques avec des résultats, expliquait Jean-Marie, mais les paroles des personnes accompagnées sont très fortes. Il y est beaucoup question de retrouver l’autonomie de décision, du contact avec d’autres, du plaisir de refaire des petits projets (par exemple les clôtures). Après, elles vont chercher de l’info pour avancer plus loin (les groupements d’agriculteurs biologiques, l’association membre de la Fadear en Hauts de France, etc.) et retrouvent d’autres réseaux pour travailler, le boulot pour nous est fini. »

Même angle dans les Associations de formation collective à la gestion. Isabelle Hagel, chargée de mission à l’InterAfocg, résume l’esprit de l’association : « Les Afocg accompagnent à la réflexion sur le climat sans prôner de méthodes particulières mais en se basant comme toujours sur les aspirations des agricultrices et agriculteurs eux-mêmes. Dans le cadre des formations collectives, on pousse au questionnement, à la formulation de problématiques par les agri en fonction de leur contexte, à la formulation d’hypothèses ou propositions d’actions à travers les échanges entre pairs… Tout ça dans l’intention première habituelle de leur donner les moyens d’être autonomes sur leur choix, sans jugement de notre part ni de celle des autres adhérents du groupe. » Agathe Macke confirme : « Nos associations travaillent depuis vingt-cinq ans sur l’écologie et le changement climatique, qui sont intégrés à des formations en comptabilité. Économiquement, en s’occupant de l’environnement, on peut réduire ses dépenses, améliorer son revenu et ces considérations peuvent entrer sur l’exploitation sans contrainte. »

Progresser entre pairs…

La méthode d’InPact, on le voit, est d’accompagner dans le respect des choix de chacun·e et de progresser entre pairs. Les principes de l’éducation populaire sont très présents au Réseau Civam, comme le décrit Jean-Marie Lusson : « On va dans cette direction-là par les échanges en groupe, chacun apportant ses compétences, avec le principe que le groupe de pairs réponde à ses questions. Parfois la question est partagée avec d’autres groupes, avec des techniciens ou des chercheurs. L’idée est d’augmenter le pouvoir d’agir des agriculteurs concernant la direction technique de leur ferme. »

Le diagnostic agriculture paysanne de la Fadear s’inscrit également dans cette idée. Ce n’est pas une labellisation, il est plutôt présenté par les paysan·nes qui l’utilisent comme un « auto-diagnostic assisté ». « Ce n’est pas descendant, ça a été construit dans des groupes locaux avec des paysans. » Dans les associations locales, des groupes de paysan·nes font les diagnostics et les analysent en collectif, « ce qui permet, selon Étienne, d’aller chercher ensemble des changements de pratiques ».

… et avec les autres citoyen·nes

À Nature & Progrès, pionnière de l’agriculture bio à sa création en 1964, une mention encadre les pratiques agroécologiques des producteurs – paysan·nes et transformateurs. Et les non-professionnel·les, comme Anne Mariot, bénévole dans l’association, sont associé·es au processus de gestion de la mention dans un « système participatif de garantie » (SPG). Les visites de fermes et la discussion collective des dossiers, entre producteurs et non-professionnel·les, permettent, selon Anne, de « partager autour des techniques agronomiques et au niveau technique pour établir des cahiers des charges nationaux ». Il s’agit ensuite de travailler ensemble à l’attribution de la mention aux producteurs. Une dynamique collective fondée sur l’échange des pratiques permet de trouver les moyens de surmonter les difficultés qu’ils et elles peuvent parfois rencontrer et de progresser. Le SPG a été reconnu par l’Ifoam (Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique). Il inspire d’autres structures d’InPact, les AMAP et Accueil paysan où la labellisation des nouveaux et nouvelles adhérent·es se fait par les pairs, selon les principes de l’agriculture paysanne et les valeurs propres à l’association.

Florent Sebban, administrateur du Mouvement interrégional des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Miramap) et maraîcher en AMAP en Île de France, parle volontiers d’« agriculture citoyenne » : « La société veut que les fermes changent pour développer des infrastructures agroécologiques, se passer des OGM et des hybrides, préserver la ressource en eau, avoir des énergies renouvelables. Ce n’est pas aux paysans seuls de trouver toutes les réponses à ces demandes, c’est ensemble qu’on va le faire. C’est ça qui permet aux fermes d’avancer sur l’écologie, d’être plus sécurisées pour faire des innovations agronomiques plus respectueuses de l’environnement. Les amapiens veulent qu’on auto-construise nos outils et qu’on ne dépende pas de l’agro-industrie, donc on a auto-construit nos outils avec l’Atelier paysan. Ils et elles attendent qu’on se passe des OGM en légumes, bien sûr, mais aussi des semences hybrides ? On en discute avec eux, on leur propose d’avoir un peu moins dans leurs paniers parce que ce ne doit pas être aux fermes de payer en temps de travail pour avoir la même quantité que si on utilisait un hybride plus productif. On les met en situation de responsabilité pour décider avec eux. » Florent voit les paysan·nes qui jouent le jeu d’une agriculture citoyenne « comme des médiateurs entre la réalité qu’on vit, les contraintes climatiques, économiques, et des gens qui ne connaissent pas nécessairement cette réalité mais qui s’y intéressent. Quand on le leur explique, ils comprennent mieux et choisissent de soutenir nos modèles ».

La commission agriculture du MRJC est l’un de ces lieux où des jeunes, paysan·nes en devenir ou installé·es, issu·es du milieu agricole ou non, se retrouvent pour comprendre et interroger les évolutions du monde agricole. Pour Étienne Martin, « beaucoup de gens connaissent l’agriculture mais l’enjeu est de comprendre son rôle social, écologique, politique. Cette agriculture va façonner le paysage et le milieu, son économie. Dans le modèle majoritaire, on vous nourrit et c’est tout, on évacue les autres questions. L’agriculture appartient aux agriculteurs et on a laissé de côté les citoyen·nes, qui se sont "désapproprié" l’agriculture ». Assiste-t-on à un regain d’intérêt de la part des mangeuses et des mangeurs ? Adrien Potier témoigne : « J’ai fait pas mal de Blablacar et quand je disais que j’étais du monde agricole, personne ne s’en fichait et on finissait par parler d’agriculture à chaque fois. Les gens sont intéressés, ils sentent bien qu’il y a un vrai enjeu. »

La transition écologique doit impliquer l’ensemble de la société, selon Freddy Le Saux de Terre de liens, car « si on ne remet pas en cause notre niveau de vie, il n’y a pas de solution ». En premier lieu, changer la demande : « Si tu ne veux faire que du bio sans changer de régime alimentaire, même avec 50 % de bio on n’a pas assez de terres en France. Mais en appliquant le scénario Afterres 2050, on peut monter à 75 % de bio. Si tu baisses la consommation de viande et de produits laitiers, tu libères 11 millions d’hectares sur les 28 [de surface agricole utile française]. À régime alimentaire identique, il n’y a pas de solution. Mais si on change de régime alimentaire, pour une meilleure santé, il y a une solution magnifique. On libère des terres pour pouvoir produire autre chose que de la nourriture, des fibres, du bois, de l’énergie pour la ferme. Les marges de manœuvre existent mais ce n’est pas un problème spécifique aux paysans. C’est à la société de prendre ce virage. »

Le clivage est souvent mis en scène entre agriculteurs, agricultrices et « écolos », perçu·es comme des urbain·es déconnecté·es des réalités du monde agricole. Myriam Esnault, fille d’agriculteurs et membre du MRJC, se sent souvent « tiraillée entre [les rencontres qu’elle fait chez les jeunes ruraux et] les agriculteurs conventionnels de [sa] famille qui ont l’impression que les écolos sont des Parisiens qui vont leur expliquer la vie et trouvent que la campagne, c’est joli, alors que pour eux, c’est leur outil de production et ils en prennent soin ». Vu du côté agricole, et elle en a fait l’expérience en remplissant des dossiers PAC, « les normes, c’est un casse-tête, avec les bandes-tampon, les rotations longues ou courtes ». Mais pour elle tout cela est conciliable : « L’opposition entre écologie et agriculture est conflictuelle sur la forme alors que sur le fond les gens seraient d’accord. Quand tu te sens agressé, tu deviens agressif. L’éducation populaire favorise le dialogue. » Maylis Coutant, elle aussi membre du MRJC, se dit « paysanne et écolo. L’un ne va pas sans l’autre. Les écolos veulent protéger l’environnement et les paysan·nes aussi. On a intérêt, si on entretient la terre, si on a le moindre lien avec elle. Si on est d’accord que l’eau doit être potable pour tout le monde ».

Une écologie humaine… et sociale

L’écologie à InPact, c’est aussi une question d’humain et de rapports sociaux. La charte de Nature & Progrès exprime selon Anne Mariot les valeurs d’« une écologie agricole et humaine » : « La mention concerne la ferme en entier, non seulement les pratiques agricoles mais aussi les pratiques environnementales, le social, l’origine des matières premières et le respect du paysan et de la vie, son économie. »

Christiane Aymonier est éleveuse et productrice de comté en retraite, membre d’InPact Jura et d’Accueil paysan. Cette association rassemble des paysan·nes-accueillant·es-aménageurs qui produisent en agriculture paysanne et font de l’accueil touristique, social ou éducatif, avec des valeurs bien ancrées d’accessibilité et de solidarité. Ils et elles interrogent le métier d’agriculteur en ne le réduisant pas à sa fonction économique de production, mais en prenant en compte les fonctions sociales, environnementales, patrimoniales, culturelles et politiques. Comme beaucoup à Accueil paysan, Christiane a « envie de faire une agriculture qui ait le sens du bien-être, du respect des personnes et du vivant ». La rencontre est au cœur de son accueil et cette médiation vécue au quotidien donne sens à son travail. « L’écologie, ce n’est pas seulement supprimer les pesticides et autres produits. Il est indispensable d’avoir une approche globale et cohérente, comme celle formalisée dans la charte de l’agriculture paysanne. Elle permet de prendre en compte toutes les dimensions nécessaires à la mise en place d’une agriculture d’avenir : environnementale, écologique, sociale et économique (en termes de revenu mais aussi de partage des richesses), pour permettre à plus de gens de vivre dans nos territoires. » Elle produit en bio mais est engagée dans une fruitière (une coopérative locale de comté) qui n’est pas labellisée car elle souhaite soutenir cette forme d’organisation typique de la Franche-Comté, qui assure mieux que dans d’autres régions l’emploi (3), le revenu des éleveurs, la qualité des produits et le mieux-disant écologique de la production comme « l’obligation de pâturage pour les bêtes et une limitation de la charge de bêtes par hectare ». Beaucoup de fruitières autour d’elle vont plus loin, passent en bio et des producteurs·trices « se posent la question de libérer un peu d’espace pour permettre l’installation d’autres [paysan·nes] pour faire autre chose que du lait à comté », du maraîchage et des petits fruits notamment.

Florent Sebban du Miramap pose frontalement la question sociale. Il est labellisé bio mais ne se satisfait pas des seuls critères environnementaux et de l’absence de réflexion à ce sujet : « Je pourrais avoir de la main d’œuvre illégale, en avoir rien à foutre de plein de trucs. Sur l’égalité femmes-hommes, il n’y a rien. Ce n’est pas du tout suffisant dans une perspective InPact de changement sociétal. Dans cette vision, on cherche à accroître des droits sociaux qui, en raison de traditions paysannes individualistes, ont été entamés dans le statut d’agriculture à son compte. Partir de l’idée que l’être humain est une charge… ce système comptable pousse à vouloir la réduire. Il y a des choses à trouver sur les protections des salarié·s pour sécuriser les agriculteurs et agricultrices (notamment des jeunes femmes qui ont des projets d’enfant), comme le salariat en SCOP (Société coopérative ouvrière de production). »

Clotilde Bato, de SOL, ajoute : « Promouvoir l’autonomie paysanne, c’est également valoriser le rôle des femmes dans l’agriculture. Les agricultrices du Sud produisent la moitié de la nourriture mondiale mais elles font face à de nombreuses inégalités. La conquête de leur autonomie est donc un enjeu prioritaire. Cela implique un égal accès aux ressources productives (foncier, prêts bancaires, etc.), un accompagnement au développement d’activités (agricoles, commerciales) et de leur accès aux revenus générés qui favorisent leur émancipation, ainsi que la participation aux débats et aux décisions qui concernent la production agricole ou la vie de la communauté. » Actrices minorisées du monde agricole en France également, où elles représentent un tiers des personnes actives, les femmes sont parfois celles par qui passe le changement, qu’il s’agisse de changement de pratiques, de transition agroécologique ou de réponse aux attentes sociales (diversification, lien social, sensibilisation des consommateur·ices). Ce sont les enseignements tirés de plusieurs études menées par des membres d’InPact, dont le Réseau Civam et l’Atelier paysan.

Patrick Bougeard et Jean-Claude Balbot, éleveurs retraités en Bretagne, ancien administrateurs d’InPact, sont membres de l’Atelier paysan et co-rédacteurs avec Emmanuel Aze et d’autres personnes travaillant dans le milieu agricole de Reprendre la terre aux machines (4), livre dans lequel les membres de la coopérative expriment la nécessité de rompre avec les alternatives comme vitrines du système agro-industriel dominant ou bien niches de marché pour belles âmes solvables. Alors que l’agriculture paysanne et l’écologie en agriculture sont souvent présentées comme un retour à la bougie, associées à la pénibilité, à un sort considéré comme peu enviable, Jean-Claude dresse un bilan critique de la modernisation agricole, celle-là même qui a contribué à éroder le nombre de fermes (5) : « Des collègues qui sont arrivés avec moi, qui ont bossé soixante-dix heures par semaine pour gagner mille balles par mois et sont tombés en route, j’en ai vu. Tu vas chez les paysans avec leurs fermes de trois cents hectares, tu regardes leurs comptes et la moitié ne gagnent pas leur croûte. » Avec la volonté de sortir de cette impasse humaine, sociale et écologique, l’Atelier paysan a évalué le nombre de paysan·nes nécessaires pour assurer la souveraineté alimentaire de la France en agroécologie paysanne, dans un monde où l’énergie sera moins abondante : « Le slogan de la Confédération paysanne dit un million, le calculateur de Terre de liens [Parcel] donne un million et demie. En Andhra Pradesh [un État indien de 55 millions d’habitant·es], le gouvernement met en place une politique publique alimentaire sans machines ni pesticides. On regarde leurs évaluations, il leur faut cinq millions de paysan·es. Rapporté à la France c’est six ! C’est un changement complet, ça donne le vertige. » Patrick poursuit : « Derrière, il faut poser des questions de société, passer d’une société industrielle à une société paysanne rurale. » Avec ces ambitions, les choix contraints des un·es et des autres au moment de faire ses courses peuvent soutenir des alternatives dispersées mais pas impulser une transformation radicale de l’agriculture et de l’alimentation.

Denis Lépicier pose aussi la question en termes économiques. Les systèmes agricoles autonomes sont intensifs en main d’œuvre et leurs produits sont plus coûteux que les autres, peu accessibles dans un contexte de « grosse pression sur les salaires ». Cela s’observe depuis 2021 avec le recul de la consommation des produits biologiques et en circuits courts : la demande sociale est toujours forte mais les budgets des ménages ne suivent pas forcément. « Il y a une bascule entre ce qu’on consacre à l’investissement et à la rémunération des détenteurs de capitaux et ce qu’on consacre à la rémunération de ceux qui bossent. C’est une tendance de fond des quarante dernières années. Il faut réafficher les coûts cachés et les faire supporter par ceux qui en sont responsables. Ceux qui profitent de ces coûts cachés, ce sont très majoritairement les plus riches. Cette réintégration réintroduira de la justice sociale. »

L’agriculture au Pôle InPact n’est pas qu’un sujet technique, pas plus que l’écologie n’a vocation à n’être qu’un domaine du savoir scientifique. C’est aussi un champ traversé de rapports de force, où s’expriment des valeurs, qui s’inscrit dans un projet de société. Ici les positionnements divergent, d’une structure à l’autre et entre personnes. Même si les engagements partisans ne s’expriment pas au sein de l’association, les engagement politiques sont forts et témoignent parfois d’une impossible réforme de l’agriculture sans un changement politique d’envergure. C’est ainsi que le conçoit Cédric Letourneur, secrétaire général du MRJC et administrateur d’InPact : « Le système agricole est capitaliste, on s’en sort avec davantage de terres, des investisseurs étrangers, des agrandissements de troupeaux, l’usage du numérique, tout ça est foncièrement peu écologique et met les paysans en difficulté. Toutes ces luttes écologistes dans lesquelles s’insèrent les questions agricoles ne peuvent pas se mener sans une lutte contre le capitalisme. »

Alors… comment qualifier l’agriculture promue par le Pôle InPact ? Dans son texte-manifeste de 2018, l’association notait qu’une « liste à la Prévert (agriculture paysanne, durable, bio, fermière, citoyenne, autonome et économe…) ne sera jamais exhaustive et donne une vision segmentée des réalités de terrain ; il nous semble utile de caractériser l’agriculture citoyenne et territoriale que représente le Pôle InPact en parlant de formes d’agriculture variées, chacune apportant sa sensibilité (proximité, préservation des ressources, maintien de territoires ruraux dynamiques, autonomie, à taille humaine…) ». Autant d’approches qui dialoguent au sein de l’association, malgré les différences de culture.

Pôle InPact, rédaction Aude Vidal

Paru le 5 janvier 2023 sur Mediapart.fr.

(1) Citepa, rapport Secten 2020.

(2) Fédération associative pour le développement de l’emploi agricole et rural.

(3) En comté on compte un emploi pour un million de litres de lait produit, alors que dans la filière lait industrielle c’est un emploi pour dix millions (précision de Christiane Aymonier).

(4) L’Atelier paysan, Reprendre la terre aux machines, Le Seuil, « Anthropocène », 2021.

(5) Les exploitations agricoles étaient au nombre de 490 000 en France en 2010, elles sont 398 000 en 2020. Dans le même temps, leur surface est passée en moyenne de 55 à 69 hectares. Recensement agricole, 2021.