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Repeindre en vert pour verrouiller l’avenir

Lundi 14 novembre 2022 avec Ève Fouilleux

Ève Fouilleux est agronome de formation, spécialisée en économie, docteure en sciences politiques. Directrice de recherches au CNRS elle est membre du LISIS et chercheure associée au Cirad. Elle travaille sur la fabrication des politiques publiques agricoles et alimentaires françaises, européennes et dans le reste du monde, en particulier en Afrique.

Comment les idées cheminent-elles entre la réalité économique et sociale et les politiques publiques censées résoudre les problèmes de la réalité ? C’est un ensemble de débats qui sont à l’œuvre et un processus de sélection progressif des idées est à l’œuvre entre la réalité telle qu’elle est interprétée dans ces différents débats et la définition des politiques publiques. C’est l’objet de ses travaux. Le greenwashing est au cœur de cette problématique.

Présentation

Notre invitation est motivée par un article d’Ève Fouilleux dans le livre Greenwashing (Seuil, 2022) : « Agriculture durable. Comment la nocivité de l’agriculture industrielle est-elle dissimulée ? »
Le RAD et aujourd’hui le Réseau Civam mis à part, beaucoup d’acteurs se sont saisis de cette expression (« agriculture durable ») sans visée transformative de l’agriculture. Le greenwashing consiste à repeindre en vert sans changer radicalement le système agricole pour donner l’illusion d’un changement.

Dans quels espaces se négocient les politiques agricoles ?

Dans la sphère politique au sens large, il y a d’un côté un débat public et médiatique très ouvert et de l’autre des politiques publiques agricoles et alimentaires. Entre les deux, un espace de négociation où beaucoup moins d’options sont en débat, où beaucoup moins d’acteurs sont autorisés que dans le débat public. Ce débat moins ouvert, qui contribue à la fabrication de décisions, est de plus construit dans un cadre de contraintes internationales et nationales (OMC, droit de la concurrence, etc.).

Qui a droit à participer au débat ? Quels outils de mesure (métriques) sont utilisés (ex. du calcul de la quantité de pesticides répandus, du PIB : en fonction du type de métriques retenues, on ne parle pas de la même chose) pour décrire la réalité, à l’instigation de quels acteurs ?

Les acteurs qui alimentent le débat sont pluriels, et parfois en concurrence :
• la profession ;
• les scientifiques, en concurrence avec les autres types d’acteurs et entre eux (clivages entre disciplines scientifiques) ;
• la société civile (avec des postures très diverses entre types d’ONG) ;
• les entreprises d’amont et d’aval.
Ces acteurs ont des capacités différentes : ressources différentes (financières, humaines, culturelles, linguistiques, ex. des producteurs de palme indonésiens privés de traduction), capacité à créer du rapport de force, à forger des alliances.

Le débat de politiques publiques renvoie à de nombreuses règles du jeu (qui est invité au débat, qui ne l’est pas, comment les discussions sont organisées, comment les décisions sont prises à partir de ces discussions, règles de vote le cas échéant).
Certains instruments de politique publique s’ancrent tellement qu’ils deviennent eux-mêmes le cadre de la discussion : il y a là un effet de rétroaction institutionnel (exemple des prix garantis dans les années 1990, il semblait impossible de penser hors de ce cadre).

Un changement des politiques publiques marque l’aboutissement d’une mise en controverse, de mobilisations et de contre-feux, de la construction des rapports de force. Ce sont ces dynamiques qu’Ève Fouilleux essaie d’étudier.

Exemples de verdissement peu efficace de l’agriculture

Les politiques publiques nationales et européennes ont une grande inertie. Dans les années 2000, les questions environnementales se sont affirmées (voir Matthieu Ansaloni sur l’environnementalisation de la PAC). Ces questions avaient émergé avant, dans les années 1970-80, mais n’étaient pas audibles. 1987 : premiers instruments agri-environnementaux ; 1992 : mesures agri-environnementales à 0,03 % du budget. L’apparition des deux piliers de la PAC en 1999 avec l’Agenda 2000 (première réforme suite à la réforme Mac Sharry de 1992 qui a introduit la baisse des prix garantis compensée par des aides directes) acte la prise en compte de critères environnementaux. Le premier comprend les mesures de soutien au marché et le second les mesures dites « de développement rural », incluant des mesures environnementales et sociales. Avec les paiements directs qui remplacent les prix garantis se pose la question de la légitimité de ces paiements au regard de l’impact écologique des pratiques. Progressivement l’idée de recoupler les paiements directs à des critères environnementaux s’est affirmée dans les décennies suivantes, passant de la simple conformité avec la loi (directives nitrates, oiseaux, etc.), à des mesures de progressivement plus affirmées mais guère plus exigeantes comme les paiements verts ou les écorégimes.

Quoi qu’il en soit, sur le budget total de la PAC, seuls 27,3 % du budget (21 % sur le 1er pilier et 6,3 % sur le second) sont censés correspondre à encourager des actions favorables à l’environnement (greening), mais en réalité seuls 9,3 % (dont 3 % sur le premier pilier et 6.3 % sur le second) sont réellement efficaces de ce point de vue. Moins de 10 % du budget de la PAC va donc vers une réelle amélioration de l’état de l’environnement (données de 2019, extraites de Pe’er et al.) C’est un verdissement dans le discours mais pas dans la réalité effective des instruments de la PAC. Les PSN (plans stratégiques nationaux qui mettent en œuvre par les États membres la politique européenne), dont en particulier le PSN français, maltraitent les questions environnementales.

Au niveau national, la situation n’est guère plus reluisante. À quelles politiques ont donné lieu les annonces volontaristes du ministre Stéphane Le Foll (2012-2017) sur l’agroécologie ? Les résultats de ce quinquennat sont les PAT (non prévus initialement puisque résultant d’un amendement d’une députée EELV) et les GIEE (groupes d’agri pour échanger sur des techniques), soit deux politiques de labellisation mobilisant de très petits budgets. Dans la promotion de son projet agroécologique, Le Foll a même dédaigné la bio au profit de l’ACS (agriculture de conservation des sols). Un bilan donc plutôt faible.

La loi Egalim part d’une promesse de campagne de 2017 qui répond aux aspirations des gens, s’ensuit une grande concertation qui a impressionné pour son écoute des opinions divergentes mais au final la loi est très modeste. La grande distribution a même été surprise de ne pas devoir faire plus de concessions.

Autre exemple encore plus catastrophique : le programme Ecophyto prétend après le Grenelle (2007) baisser de moitié l’usage des pesticides en dix ans, mais quels en ont été les résultats ? 3 000 fermes de référence montrent que c’est possible de façon assez importante dans de nombreuses cultures quand l’agriculteur est volontaire et accompagné pour le faire, mais au final au niveau national, + 5 % par an et deux échecs de suite en l’absence de politique contraignante. La seule action, outre le réseau Dephy, est la formation à l’usage des pesticides (Certiphyto) et très peu des aides françaises vont à la réduction des pesticides (11 % des budgets dédiés mais 1 % seulement sont efficaces – voir rapport FNH-le Basic sur ce sujet). Le plus efficace est la conversion en bio mais l’aide au maintien est supprimée en 2020.
On risque de voir cet exemple français se reproduire au niveau européen. De la même manière le Green Deal européen promet une baisse de 50 % des pesticides, des engrais de synthèse, et des antibiotiques et +25 % de bio à l’horizon 2030, mais tout semble rassemblé pour s’en tenir au discours. Par exemple, ces objectifs n’ont en aucune façon orienté les négociations de la dernière réforme de la PAC. Se donner des objectifs ne suffit pas, il faut des instruments concrets de politiques publiques pour y arriver.

Face à la montée des préoccupations environnementales, de multiples contre-feux sont allumés par divers acteurs qui n’ont pas intérêt à ce que les choses bougent.

Stratégies de l’élite politique de la profession agricole :

• nier les immenses disparités internes au secteur agricole ; faire croire que la profession est unie et qu’elle a toute entière les mêmes intérêts ;
• défendre des aides uniformes mais inéquitables (prix garantis, aides à l’hectare) sans modulation, refus de la transparence (les données sur les versements ne sont plus publiques) avec l’accord des acteurs majoritaires FNSEA-CNJA et bien que les aides à l’hectare montrent bien l’iniquité des aides ;
• dénigrement des alternatives ;
• victimisation du monde agricole dans son ensemble avec la notion d’agribashing (faire croire que les attaques visent tous les agriculteurs indifféremment) ;
• conventionnalisation des alternatives (c’est à dire la baisse des labels vers un moins disant, ex. du chauffage des serres désormais accepté en AB) ;
• incorporation de la critique (déminage discursif) pour la détourner ou la récupérer, par exemple la récupération des termes de la critique, la mise en équivalence bon = local, l’agriculture « durable » et l’agroécologie, la reprise des termes (paysan, agriculture raisonnée, souveraineté alimentaire).

Trois exemples d’incorporation de la critique

Récupération de la notion de paysan, classiquement revendiquée par les gauches paysannes (Paysans travailleurs, Confédération paysanne). Les betteraviers, qui sont les plus riches et favorisés du monde agricole français, défilent à Paris sous la bannière « Sauve ton paysan » pour défendre les néonicotinoïdes.

L’agriculture raisonnée est une création de PPE, le lobby phyto, désormais gérée par la profession, jusqu’à la reconnaissance d’un référentiel AR qui propose des labels. C’est un échec avec très peu d’agri qui suivent mais c’est une victoire dans l’opinion (les boulangers sont fiers d’avoir de la farine AR). Même stratégie que la HVE (haute valeur environnementale, labellisation de pratiques globalement peu efficaces). Christiane Lambert, dirigeante de la FNSEA, est une artisane de ces stratégies, qui ont fait le bonheur de sa carrière. Il ne s’agit pas d’une prise en compte de la question environnementale mais d’une belle ressource politique.

La souveraineté alimentaire est un droit collectif à la production contre le commerce international mais le notion est reprise, intégrée à un projet de « solidarité » qui consiste à exporter massivement la production française.

Stratégies des firmes d’amont et d’aval

Le marché est très concentré dans le domaine des engrais, des pesticides, etc. Ces entreprises ont de grandes ressources qui leur permettent d’agir sur le débat public, sur les scientifiques, sur les professionnels (voir agriculture raisonnée) à travers :
• distorsion des controverses scientifiques, stratégies de fabrique de l’ignorance (Stéphane Foucart), influence directe avec auteurs stipendiés, intimidation de scientifiques ;
• mise en avant de la technologie comme solution d’avenir (exemple de la bioéconomie, référentiel devenu incontournable suite à l’action d’un lobby) ;
• action sur le débat de politique publique : proposer des lieux et temps de débat auxquels les décideurs publics sont invités à débattre, mais l’agenda construit par eux (Forum for the Future of Agriculture de Syngenta, événement incontournable) ;
• les firmes se font régulatrices, fabriquent des politiques privées avec l’industrie (amont et aval), la finance, WWF, construisent avec de gros moyens un label avec un moins-disant écologique et social (esclavage, pesticides) ; cette stratégie sur l’huile de palme (Roundtable Sustainable Palm Oil) s’est imposée aussi sur la pêche, le sucre, etc. Les résultats sont in fine souvent repris dans la réglementation publique (le marché européen n’accepte que l’huile de palme durable) ;
• inertie et grande timidité de la recherche scientifique, ce sont plutôt les think tanks privés qui produisent des scénarios solides de sortie de l’agro-industrie (Solagro, Iddri, le Basic).

Quelle place pour les acteurs alternatifs ? Le rapport de force n’est pas favorable, quelles alliances construire ?

Débat

Recherche publique
La recherche publique française en agronomie s’est construite pour accompagner la modernisation de l’agriculture. La recherche a un rythme très lent, elle change très lentement (tout récent, le représentant de la Conf à l’INRA) et elle est sous tutelle du ministère de l’agriculture outre celui de la recherche. Des travaux comme les miens ne sont pas possibles à l’Inrae (ou en tous cas n’ont pas été possibles du tout pendant très longtemps ; ça commence tout juste à changer), seulement au CNRS. La recherche publique n’est pas distincte des intérêts industriels, ne serait-ce que par ses financements. Elle a été privatisée à plein de niveaux (thèmes fixés non plus par les chercheurs mais par les agences qui distribuent les budgets). Et une part importante de la recherche est privée et s’attache à produire de l’ignorance. Exemple de la controverse sur la mortalité des abeilles, qui montre des causes environnementales (pesticides) : la production d’études inutiles financées par l’industrie noie dans les méta-études les études pertinentes. Le ministère a peur de la profession, l’Inrae est très hiérarchisé pour obéir au ministère. Même si individuellement des chercheurs arrivent à mener des programmes intéressants (méta-programme agri bio qui ne représente rien devant le budget de l’INRA et encore moins devant le budget R&D de l’industrie). Ce sont les raisons de leur forte inertie.
Les journalistes se sont saisis des questions agricoles, pourtant complexes. Mais des contre-feux sont allumés partout. Même sur France Culture, des énormités sont dites qui reprennent la rhétorique de la profession par les intellectuels qui la servent (Sylvie Brunel, etc.). Des nouveautés néanmoins au sein de la profession ces dernières années ; il y a des choses intéressantes : les rencontres de l’agriculture du vivant, portées par un cuisinier hipster avec l’aide de l’industrie, avec de très gros budgets, ont donné à voir des exemples très divers (BASF et traction animale agroécologique paysanne diversifiée) et des débats semblent de fait possibles dans ce cadre.

Agriculture sans pétrole
Les rendements vont baisser, les régimes alimentaires vont changer. Il faudra plus de monde en agriculture. Le sujet est complexe, les pesticides et les engrais sont des facteurs-clé de verrouillage absolu et fondamental ; on ne peut rien changer sans en sortir massivement. Quel travail de pédagogie faire pour que les liens soient compris ?
Comment faire en sorte que les porteurs de la critique soient plus efficaces ? Peut être penser à des structures de réflexion communes, qui permettraient à tou·tes de moins perdre de temps et de plus partager leurs réflexion…

Références et œuvres mentionnées dans le débat

Ève Fouilleux et Aurélien Berlan, « Agriculture durable. Comment la nocivité de l’agriculture industrielle est-elle dissimulée ? » dans Greenwashing. Manuel pour dépolluer le débat public, Aurélien Berlan, Guillaume Carbou et Laure Teulières (dir.), Le Seuil, 2022.

Fouilleux Ève, Michel Laura, (dir.) 2020, Quand l’Alimentation se fait Politique(s), Presses universitaires de Rennes, 290 pages (dont article de P. Mayance sur l’agriculture raisonnée).

Fouilleux Ève, 2020, « Quand les acteurs privés s’emparent de la régulation politique. ONG et industriels dans la globalisation », in Jacques Commaille et Bruno Jobert, Les Métamorphoses de la régulation politique, LGDJ, p. 201-235.

Eve Fouilleux, 2003, La PAC et ses réformes. Une politique à l’épreuve de la globalisation, L’Harmattan, Paris, 385 pages.

Intervention d’Ève en mai 2022, « Les blocages institutionnels aux changements de politiques agricoles »

Daniel Benamouzig et Joan Cortinas Muñoz, Des lobbys au menu. Les entreprises agro-alimentaires contre la santé publique, Raisons d’agir, 2022

Rapport FNH-le Basic, « Réduction des pesticides en France : pourquoi un tel échec ? »

Stéphane Foucart, Et le monde devint silencieux. Comment l’agrochimie a détruit les insectes, Le Seuil, 2019.

« La mécanique de l’ignorance », interview de S. Foucart

Rapport de la Cour des comptes sur le verdissement de la PAC (2017)

Rapport de France Nature Environnement sur le verdissement de la PAC (2016)