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L’agriculture carbone

Avec Hélène Tordjman, le 14 mars 2022

Présentation de l’intervenante

Hélène Tordjman est économiste, enseignante-chercheuse et membre de l’association Technologos. Autrice de La Croissance verte contre la nature (La Découverte, 2021), administratrice d’Inf’OGM, elle a identifié l’agriculture et le vivant comme les nouvelles frontières du capitalisme vert. Elle démystifie les fausses solutions à la mode aujourd’hui pour répondre à la crise écologique. Le capitalisme répond la question écologique en accroissant son emprise : fuite en avant vers de plus en plus de technologie et de marché.

Intervention

Depuis trente ans, pour protéger la nature par l’incitation économique plutôt que par la contrainte, celle-ci est réduite à des services écosystémiques recensés dans l’objectif de leur donner une valeur et de rémunérer les agents qui la protègent. La pollinisation vaudrait ainsi 150 milliards d’euros par an, correspondant à des calculs absurdes et contradictoires entre eux.

La compensation est une approche complémentaire, elle correspond à une hiérarchie de l’atténuation des impacts écologiques dont les premiers éléments – « éviter et réduire » – ont été oubliés. Cela suppose que ce qui est détruit ici peut être restauré ou protégé ailleurs. Les émissions « nettes » (dont on retranche la part compensée) permettent d’afficher des activités « neutres en carbone ».

Des coûts d’entrée élevés

La restauration de cycles de carbone durables est l’une des manières de compenser les activités économiques mise en œuvre par l’Union européenne. Les terres et les forêts absorbent du carbone, 225 millions de tonnes équivalent CO2 dans le monde. L’ambition est d’augmenter sa séquestration dans les sols et la biomasse jusqu’à 300 millions de tonnes et de rémunérer pour cela les agriculteurs et les forestiers par des crédits à échanger sur un marché des émissions de gaz à effet de serre. Rien de très nouveau pour les forêts mais l’entrée de l’agriculture dans ces mécanismes est récente.

De nombreuses pratiques sont éligibles pour obtenir ces crédits : agroforesterie, non-labour, remplacement des terres arables par des prairies, etc. Mais seuls les résultats sont pris en considération, estimés par modélisation avec des processus complexes, menés par des cabinets d’experts, ce qui justifie un coût d’entrée très élevé (130 000 € pour la seule mise en place d’un projet). La plupart des agriculteur·rices ne sont pas concerné·es par de tels projets, souvent des partenariats public-privé, qui sont de véritables « usines à gaz », selon Hélène Tordjman.

Un marché spéculatif

Ce choix du marché pose d’autres problèmes. Il est soumis à la spéculation et les prix sont très variables dans le temps et selon les pays, de 1 à 100 € la tonne, sans visibilité. D’autre part, la permanence du carbone dans l’atmosphère (120 ans) est bien plus élevée que celle de ces projets menés à cinq ou dix ans, sans garantie que le carbone séquestré ne parte en fumée avant.

Des pratiques douteuses pour le climat (la remise en eau de tourbières) ou non vertueuses sur d’autres aspects (la biodiversité) peuvent être financées par ces crédits. De plus, si les marges de progression sont rémunérées, c’est une prime aux acteurs ayant mené jusqu’ici les pires pratiques.

Enfin, il est probable que ces dispositifs encouragent l’accaparement des terres pour des usages non-alimentaires. C’était déjà le cas avant leur valorisation carbone, avec les agrocarburants et la chimie verte, et cette tendance ne pourra qu’empirer.

Pour encourager une agriculture plus vertueuse sur le plan climatique, ont été écartées des approches comme la promotion de l’agroécologie ou la régulation de pratiques agricoles défavorables au milieu. Nouveau miroir aux alouettes, l’agriculture carbone ne constitue une réponse ni aux enjeux écologiques envisagés globalement, ni aux besoins de rémunération de la profession.

Pour aller plus loin, la Coordination européenne Via campesina publie en plusieurs langues ce document rédigé par Hélène Tordjman.

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